Etude typologique de l'architecture civile intra-muros


Le piton sombre d'al-'Uqla, avec son aire rocheuse connue durant l'antiquité sous le nom de 'Nwdm (DOE, 1971 : 233-235, pl.119-120), est un peu la sentinelle qui, à l’ouest, annonce la cité de Shabwa. Ce haut pointement rocheux émerge du désert à une quinzaine de kilomètres à l'ouest de la ville antique. Que l'on arrive de Marib ou de Tamnà par le désert, ou que l'on suive la bordure du plâteau du Jawl, cette masse noire s'impose et peut être considérée comme un des plus forts points de repères du paysage. Il s'agit d'une butte témoin datant du crétacé, composée de grès et de calcaire à forte patine noire. La forme générale conique rappelle un volcan
[1] et depuis l'antiquité ce site a été considéré comme un lieu remarquable.


Au pied de ce piton, sur sa face sud, un éboulis de bas de pente fut aménagé. Un ensemble de constructions a été édifiée sur un énorme bloc grossièrement quadrangulaire dont les différentes faces ont été recouvertesde nombreuses inscriptions (PIRENNE, 1990)
[2]. H. St. J. B. Philby, au cours des années trente, peu de temps avant le passage de Lord Belhaven, découvrit une soixantaine de textes gravés sur les quatre faces de ce rocher qui supporte un bâtiment pris initialement pour un fortin (PHILBY, 1939). Ces textes font référence, pour la plupart, aux rois de Hadhramawt et à leur suite qui venaient ici pour des incantations solennelles aussi bien que pour des sacrifices d'animaux. Une chasse donna ainsi lieu au sacrifice de 35 bovins, 82 jeunes chameaux, 25 gazelles et 8 guépards (inscription RES : 4912). Nous pensons aujourd'hui qu'il s'agit d'un lieu sacré important où les rois n'hésitaient pas à amener leurs invités les plus prestigieux. Deux Chaldéens, deux Indiens et deux Tadmorites (Palmyréniens) auraient assisté à des cérémonies religieuses (inscription RES : 4859). Ces textes, parmi les plus importants relatifs aux rois du Hadhramawt, ont été respectivement publiés par le Professeur Beeston (BEESTON, 1938a), par Mgr G. Ryckmans (RYCKMANS, 1950 : 4852-4902), puis par le R. P. Jamme (JAMME, 1963) qui a visité le site en 1961-1962. M. A. Bafaqih publia également un article en arabe sur ce lieu prestigieux de l’histoire du royaume de Hadhramawt (BAFAQIH, 1967).


Il s'agit d'un ensemble composé de trois édifices étagés (fig. 1 et 2). Le bâtiment supérieur forme un quadrilatère de 4,90 m sur 5,00 m qui possède des parois épaisses de 65 cm en moyenne et conservées sur 0,60 à 1,20 m de haut sur les trois faces nord-est, nord-ouest et sud-ouest. La paroi sud-est est arasée au niveau du sol en place. La pièce intérieure définie par ces murs a une forme carrée de 3,60 m de côté. L'édifice est situé sur un rocher éboulé dont le sommet se trouve à près de 6 m au dessus de l'aire rocheuse. Un bassin ovoïdal de 2,60 m sur 3,10 m, profond de 1,20 m environ, est accolé à son angle nord, sur la face nord-est. Son sol intérieur est disposé à 1,90 m en contre-bas du sol de l'édifice quadrangulaire. Il possède des parois épaisses de 70 cm conservées sur 1,40 m de haut sur sa face extérieure. A plus de quatre mètres en contre-bas du bassin, au niveau de l'aire rocheuse sur laquelle repose le gros bloc éboulé, un autre bassin, aux parois épaisses de 55 cm, a été construit sans aucune connexion visible avec les édifices supérieurs. H. St. J. B. Philby pensait que ce second bassin, profond de plus de 1,70 m, aurait pu servir d'abreuvoir. De très nombreux blocs prismatiques, grossièrement taillés et amaigris en queue s'empilent en vrac au bas de ce rocher
[3].

Les parois de l'édifice carré sont composées d'assises régulières de 18 à 20 cm de haut, elles comportent, pour les longs pans, des blocs de calcaire de forme carrée, disposés en boutisses, grossièrement taillés et hourdés, sur leur arrière, avec du mortier de chaux. Les chaînes d'angle, aujourd'hui disparues mais visibles en 1972
[4], étaient constituées de carreaux de calcaire régulièrement équarris, finement parementés et appareillés à joints vifs (fig. 3 et 4). Le panneau central de ces carreaux était piqueté et séparé des ciselures périmétriques par une fine incision. Leurs dimensions étaient de 60 cm par 22 cm en moyenne. La paroi la plus élevée est conservée extérieurement sur une hauteur de sept assises. De nombreux pans d'enduit ont été conservés à l'extérieur de la paroi courbe du bassin ovoïdal qui semble avoir été surélevé de près de 50 cm dans une phase ultérieure; on trouve également des traces de cet enduit à base de chaux sur les parois de l'édifice carré du côté de la citerne. La construction inférieure est située sous un surplomb de plus d'un mètre en dessous du bassin ovoïdal, elle est bâtie avec ces mêmes blocs grossiers liaisonnés au mortier. Aucune trace d'enduit extérieur n'a été remarquée, mais l'intérieur est soigneusement doté d'un enduit épais de plusieurs centimètres.

Les faces intérieures des parois des deux édifices supérieurs sont enduites avec un épais crépi à base de chaux et de gravillons appliqué en plusieurs couches, la dernière étant finement lissée. L'épaisseur de ce revêtement peut atteindre 7 cm. Un petit podium d'une vingtaine de centimètres de haut, de 70 cm de large et de 90 cm de profondeur est disposé, légèrement décalé vers l'est, contre la paroi nord-ouest de la pièce carrée (fig. 5). Il est construit en maçonnerie de tout venant, enduit sur ses trois faces visibles, et possède en son centre un petit massif de brique crue de 20 cm de côté. De nombreux fragments de dalles carrées en calcaire décorées de damiers peints en rouge, que l'on retrouve à Shabwa dans le temple extra-muros ou dans l'édifice 53, ont été découverts dans les décombres remplissant l'intérieur de la grande pièce (fig. 6). Un bloc de pierre finement taillé est encastré, au centre de la pièce, dans le sol de terre battue additionné de chaux.

 

Interprétation.


La structure du bâtiment est très proche de celle de l’édifice 41 mise à jour lors du sondage stratigraphique par Marie-Hélène Pottier en 1976 (BADRE, 1992). Les parois comportent un double parement, liaisonné avec du mortier de chaux. Il est composé de blocs polyédriques qui respectent les hauteurs d'assises définies par la hauteur des blocs des chaînes d'angle qui sont constituées par une maçonnerie parementée destinée à être vue. Ces principes de construction ne sont pas sans rappeler ceux mis en oeuvre à Shabwa pour les soubassements des édifices civils. Des cas semblables se rencontrent sur les élévations du bâtiment 72 (Hamilton) ou du temple extra-muros
[5]. La présence de dalles décorées tendrait à prouver les exigences esthétiques des utilisateurs de ce lieu. Sans considérer que la couleur rouge est attribuable à un édifice religieux, la présence attestée de nombreux rites sur ce site ainsi que la situation du podium disposé contre une des faces de cette pièce, nous incite à suggérer une fonction cultuelle. Son accès détruit et de largeur inconnue se trouvait sans nul doute sur la face sud-est, face au podium. On devait accéder à cette entrée par un escalier de quelques marches, aujourd'hui disparu. Il n'est pas possible d'indiquer si cet édifice supérieur possédait une couverture malgré la présence, au centre de la pièce carrée, d'une pierre qui pourrait passer pour une base de poteau en bois. Les dimensions intérieures de ce sanctuaire (3,60 m sur 3,60 m) sont inférieures à celles du temple extra-muros de Shabwa comme à celles du temple intra-muros de Hajar Khamûma qui possède un podium identique adossé à une de ces faces[6]. La cella du temple de Bâ-Qutfah dont la situation à flanc de falaise est particulière, mesure 5,20 m sur 5,60 m et possède un podium similaire ainsi que deux bases de poteaux en son centre (BRETON-1979, pl. X-XII).

 

On peut concevoir ce bâtiment comme l’un des éléments du sanctuaire avec ses deux bassins voisins, le rocher et ses inscriptions royales ainsi que la vaste esplanade rocheuse. Analogiquement, cet édifice de dimensions modestes n’est pas sans rappeler différents petits oratoires comme la petite mosquée de Mazana dans le Djebal Harraz[7].


[1]Mademoiselle Jacqueline Pirenne considère à tort ce piton comme d'origine volcanique (PIRENNE, 1976 : 418).

[2]Chapitre 5, AL 'UQLA, p. 95-120. Illustrations de cet édifice, planche 69, deux photographies : a et b.

[3]Se reporter, dans cet ouvrage, à la contribution de Ch. Darles sur l'architecture civile intra-muros.

[4]Ces blocs des chaînages d'angles, comme de nombreux autres blocs appartenant aux bâtiments antiques de Shabwa, sont régulièrement récupérés pour servir dans les constructions contemporaines.

[5] Se reporter aux article de J.-F. Breton sur les structures 72-73-74 et sur le temple extra-muros.

[6] Un croquis de ce temple a été publié dans la plan général du site (BRETON, 1994 :  fig 53).

[7] On peut en voir une très belle photographie dans CHAMPAULT, 1993 : 114.

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