Les temples et leurs dieux, 2001


L’importance des sanctuaires dans la vie quotidienne et leur rôle dans la conduite des grands évènements religieux nous renseignent sur cette société où le profane et le sacré étaient intimement liés. L’étude de ces lieux sacrés a permis de compléter notre connaissance des dieux et des rites qui leur étaient attachés, connaissance initialement fondée sur l’étude des inscriptions. L’architecture de ces bâtiments nous renseigne sur les dispositifs, les dispositions et les distributions ; parallèlement, les découvertes de mobilier, d’ex-voto, de statues et de décors se rajoutent aux textes qui continuent d’être exhumés quotidiennement.

 

Au divin était relié l'espace du sacré (haram), celui de la divinité, inviolable et parfois sujet à restriction, ainsi que le domaine magique du sang, principe de la vie comme celui de la sexualité. Autour du saint des saints, divin, était le périmètre sacré (mahram), accessible uniquement à ceux qui s'étaient soumis aux rituels de purification. Un espace était réservé aux jeux et le troupeau du dieu pouvait aussi pénétrer dans cet enclos sacré ; chaque animal qui y pénétrait devenait la propriété du dieu. Certaines expiations pouvaient être faites en dehors des règles de ce rituel de purification, ainsi toute relation sexuelle devait être précédée d'ablutions et les femmes enceintes ou en période de menstruations ne pouvaient participer à un acte religieux ni même pénétrer dans le sanctuaire, de la même façon que tous les fidèles qui avaient leurs vêtements souillés par le sperme ou le sang. Des confessions publiques mentionnent des offenses commises ainsi par méconnaissance.

 

Les découvertes

 

Les explorateurs occidentaux qui partaient à la recherche d’inscriptions découvrirent bien vite que les vestiges d’édifices correspondaient à des bâtiments religieux. Ainsi les premières campagnes menées par les archéologues au Yémen, au début du XXe siècle, ont-elles portées sur des sanctuaires (fig. 1). Les allemands dégagèrent le temple de al-Huqqa près de Sanaa, les britanniques celui de Sayyîn à Hurayda en Hadramaout. Les fouilles effectuées par les archéologues américains durant plusieurs campagnes permettront la mise à jour d’un bâtiment imposant à Tamna dont l’exacte destination fait encore l’objet de discussions. L’année suivante, en 1952, ils feront surgir du sable le grand temple ovale de Mârib, le Mahram Bilqîs qui, près de 50 ans plus tard, est à nouveau en cours de fouille. Dans les années 80 les archéologues français ont relevé une vingtaine de petits temples le long du wâdî Hadramaout et ont surtout fouillé le grand temple de Shabwa, la capitale de l’Hadramaout. Ils ont également entièrement dégagé puis restitué le temple d’Athtar d’as-Sawdâ, l’antique Nashan, dans le Jawf dont ils avaient réalisé une prospection minutieuse, pendant qu’une équipe italienne fouillait le temple de Nakrah à Baraqish. Ces dernières temps, l’Institut Archéologique Allemand de Sanaa a consacré plusieurs années au dégagement  et à la mise en valeur du temple Bar’ân, appelé aussi ‘Arsh Bilqis » aux sud-est de Marîb. Tout récemment, une équipe italo-française vient de dégager un temple intra-muros lors de la reprise des fouilles à Tamna.

A ce jour plus de 75 temples ont été répertoriés, ils constituent les éléments d’un corpus informatisé suffisamment représentatif pour tenter une classification typologique de cette architecture.

 

Le choix

 

L’implantation de ces temples est de double nature et ce, quel que soit le royaume. Les temples intra-muros, au cœur des cités, sont peu connus car il n’y a jusqu’à aujourd’hui que trop peu de cités antiques étudiées, un petit secteur de Baraqish, quelques quartiers de Tamna, mais les ville de Mârib, Hajar Yahirr ou Maïn restent vierges et seule Shabwa a fait l’objet d’études architecturales et urbaines relativement complètes. Les temples extra-muros, sans pour autant être trop éloignés des murailles de la ville, sont en général plus facilement identifiables, ils correspondent souvent à des lieux de rassemblement de pèlerins et de tribus que les populations ne désiraient pas voir pénétrer au cœur de leur cité. Les temples de Bar’ân et d’Awwâm à Marib sont les exemples monumentaux les plus connus. A côté de ces exemples imposants, de petits temples accompagnaient les villes du Jawf, l’un d’entre eux dominait aussi les murailles de Shabwa. De nombreux  temples ponctuaient la vallée du wâdî Hadramaout, il en reste aujourd’hui de nombreux vestiges et certains sanctuaires musulmans comme Qabr Hud ou Ahmad bin-Issa (fig. 2) peuvent être comparés à ces ruines antiques.

 

Les édifices isolés liés à des rituels confédéraux et à des grandes cérémonies nationales étaient autant de repères dans le territoire, ainsi l’ensemble des édifices religieux du Jabal al-Lawd, dans le nord du Jawf, étagés sur mille mètres de dénivelé. Dans le même ordre d’idée le petit temple de al-Uqla (fig. 3), près de Shabwa, sur les franges du désert, était le lieu d’intronisation des rois du Hadramaout au IIIe siècle ap. J.C., peut-être avant.

 

Une autre approche peut aussi être faite à partir des procédés de construction. Malgré une relative homogénéité des types architecturaux, la diversité des approvisionnements en matériaux de base ainsi que les habitudes constructives locales ont influencé les formes architecturales des temples de l’antiquité sud-arabique. Le royaume de Hadramaout se caractérise par des constructions en bois et briques de terre posées sur de lourds soubassements de blocs de calcaire. Certains édifices sabéens, durant les périodes les plus tardives, possèdent des parois à double parement de moyen appareil. Le Jawf est connu pour ses temples aux lourds monolithes de calcaire qui parfois font penser à des techniques de taille égyptienne.

 

Une approche typologique fondée sur la datation des édifices peut aussi être tentée, mais, excepté dans le Jawf où deux catégories distinctes de temples vont se succéder. Il est difficile d’associer une formule architecturale à une époque, tout en acceptant que les sanctuaire primitif devait correspondre à un enclos sacré qui entourait la représentation  d’une ou plusieurs idoles.

 

Un essai de classification

 

Notre hypothèse de classification des temples se fonde sur un croisement des différents critères évoqués plus haut. Nous proposons quatre grands ensembles qui, bien entendu, déclinent un certain nombre de variations et quelques cas particuliers.

Les temples du type « Hadramaout » se définissent par une implantation à flanc de falaise ou de colline (fig. 4). Le dispositif d’accès comporte une longue rampe ou des escaliers linéaires avec des paliers intermédiaires (celui du temple de Makaynûn fait 68 m de long). Cet escalier aboutit à une terrasse à ciel ouvert où sont disposés un ou plusieurs bâtiments (fig. 5) comprenant une cella et  parfois des salles annexes comme à Raybûn (fig. 6). La cella de dimension réduite, close, accessible par un escalier à angle droit, possède, face à l’entrée un petit podium, et sur une paroi latérale une porte. Sur de hauts socles maçonnés les parois sont composées d’une ossature de bois avec un remplissage de brique crue. La pièce est couverte et possède plusieurs poteaux en bois, elle est couverte par une terrasse accessible par un escalier. Nous connaissons ces terrasses qui permettaient des cultes se déroulant à ciel ouvert en Syrie, à Dmeir ou Palmyre, mais aussi au Yémen à Hajar Yahirr dans le wâdî Marha et à al-Kuhayla dans le wâdî Harib. Le grand temple de Shabwa dont nous ne connaissons que le majestueux dispositif d’entrée muni de statues ne semble pas correspondre à ce type (fig. 7, 8). Cet édifice singulier, dont rien aujourd’hui ne permet d’affirmer, ni mobilier cultuel, ni inscription, qu’il était réellement dédié à Sayyin,  possède un ensemble de terrasses étagées avec des statues équestres qui entourent un escalier monumental doté de représentations humaines grandeur nature. La statue monumentale  en bronze de plusieurs mètres de haut , n’est probablement pas celle d’un dieu, mais d’un roi.

 

Les temples de type « Ba’rân » possèdent une disposition architecturale connue aussi dans le palais de Shabwa. Il s’agit d’un bâtiment central avec une cour en contrebas entourée sur trois faces de galeries soutenues par des piliers, aux parois décorées et inscrites où étaient adossées des banquettes. Le bâtiment central, véritable podium, est accessible par un escalier axial qui amène à un propylée. Immédiatement derrière, la cella était disposée au centre d’une petite cour entourée d’un péristyle (fig. 9). Elle abritait, d’après J. Schmidt, une statue animale grandeur nature. Le bâtiment de Tamna, revendiqué comme temple par les archéologues américains, possède une disposition similaire même si l’organisation du rez-de-chaussée du bâtiment est différente, avec une disposition soit en salle hypostyle soit avec un couloir central et des pièces latérales. Le temple de al-Huqqa se rattache également à ce type. Que dire du temple ‘Awwâm dont on ne connaît que le dispositif d’entrée doté d’un propylée avec son enceinte ovale de 300 m. de circonférence si ce n’est qu’il peut être comparé au grand temple de Sirwâh muni lui aussi d’une colonnade d’entrée et d’une enceinte ovale (fig. 10) ? Deux temples sabéens archaïques comportent également, comme celui d’al Masajîd, une vaste enceinte sacrée autour d’un édifice avec un portique d’entrée monumental, doté d’une cour bordée de galeries qui amènent vers trois pièces closes.

 

Les temples de type « Jawf-archaïque » ont pour archétype le temple de ‘Athtar d’as-Sawdâ, l’antique Nashan, ou temple des Banat ‘Ad. Daté du VIIIe siècle av. J.-C., il s’agit d’un temple extra-muros de dimensions modestes (15m sur 20 environ) comprenant une cour centrale munie d’une galerie protégeant des banquettes (fig. 11). Face à l’entrée monumentale en légère saillie et finement ciselée, une plate-forme, encadrée de deux piliers sur laquelle sont posés des blocs servant vraisemblablement de siège, précède une pièce close servant de caveau (fig. 12). La question se pose, cas unique à ce jour, de la présence de nombreuses stèles  non inscrites, tant à l’extérieur que dans le passage d’entrée. Se rattache à ce type un ensemble de sanctuaires extra-muros situés à Maîn, Kamna, Khirbat Hamdân. Ces temples se caractérisent aussi par des techniques de construction particulières. Les grands monolithes de calcaire ou de grès occupent dans ces édifices la place habituellement consacrée aux longues pièces de bois comme les poteaux ou les poutres. On peut envisager l’hypothèse d’un phénomène de pétrification d’un modèle plus ancien qui aurait été construit en bois.

 

Les temples du type « Jawf-classique », à salle hypostyle, datent d’une période plus récente, le Ve ou le IVe siècle av. J.-C. Ils sont attestés dans toute la vallée du Jawf  soit à l’intérieur des villes comme à Baraqish, soit hors de l’enceinte des cités comme le complexe de Shaqab al-Manassa. De modestes dimensions (12m par 11), ils comportent un mur d’enveloppe percé d’un portique monumental qui ouvre sur une salle hypostyle, en pierre et à plusieurs nefs. Les piliers de calcaire supportent des architraves de pierre qui soutiennent des dalles de couvertures à feuillure. Les parois sont en blocs de moyen appareil lié à la variété des sites d’extraction. La salle hypostyle est dotée de banquettes, parfois de grandes tables de pierre. Une ou plusieurs portes latérales donnent accès à des salles annexes. Le mieux étudié de ces bâtiments, par une équipe italienne, est le temple Nakrah de Baraqish. Se rattachent à ce type le temple de an-Nasâib non loin de Kamna, l’un des temples de al-Baydâ et le petit temple intra-muros de Maîn.

 

Quels dieux pour ces temples ?

Le panthéon sud-arabique n'est à proprement parlé que peu connu, et les stèles représentent plus les dédicants que les divinités. Son origine astrale reste à démontrer même si les noms des divinités: Shams, "soleil", Rub', "quartier de la lune", 'Athtar, un dieu (masculin) dont le nom correspond à celui de la déesse Assyro-Babylonienne Ishtar (Vénus ?) tendraient à le prouver. De telles assimilations aux étoiles furent-elles, à l'époque, perçues de façon concrète ? De nombreuses mentions de dieux ne sont peut être que de pures appellations, qui ne définissent en rien la nature, ou même le sexe, des noms des divinités.

 

'Athtar qui occupe une place primordiale en Arabie du Sud  était le dieu de l'irrigation liée aux orages et aux crues, en opposition avec l'irrigation artificielle par les systèmes sophistiqués de canaux. En sa qualité de dieu des "tempêtes", 'Athtar Shariqan, "le plus à l'est", est supposé se venger de tous les violeurs de sépultures. Son animal-symbole, la gazelle qui est aussi celui d'une autre divinité, Kurum, était l'objet de chasses rituelles organisées et pratiquées par les mukarrib et rois de Saba. Chaque royaume d'Arabie du Sud a son dieu national, c'est à lui qu'est dédié le temple principal de la capitale. A Marib, c'est 'Almaqah, honoré dans le temple de la fédération des tribus sabéennes. A Maîn, le dieu national était Wadd, "amour", originaire du nord de l'Arabie. Son identification avec le dieu-lune est établie. En Hadramaout, le dieu national Sayyîn, dont le temple se situe à Shabwa, est généralement assimilé au dieu-lune. En Qataban, le dieu national porte le nom de Amm, le dieu paternel, et les qatanabites sont « les enfants de Amm». Dans le royaume d'Himyar, Shams était la déesse nationale, elle était honorée dans le temple Shrr sur le site appelé aujourd'hui al-Mi'sal, l'ancienne cité de Wa'lan.

 

Les temples jouent un important rôle dans la vie publique, leur rôle économique est primordial : ils possèdent terres, palmiers et pâturages. Les plus important servaient de centres administratifs en charge de la récolte, à leur profit, de la dîme sacrée. Différentes sortes de personnalités officielles, dont les fonctions étaient mal définies, étaient au service du dieu. Elles formaient une classe héréditaire qui était responsable de la construction des temples.

Dans ces temples les rites nécessitaient mobilier et sacrifices. Le mobilier cultuel comprenait différents types d'autels pour le sacrifice d'animaux et de tables à libations, utilisées aussi pour brûler des aromates. Le sacrifice d'animaux, rite imprécatoire, propitiatoire et expiatoire, était individuel et accompli par la personne qui rendait hommage au dieu. Cependant, en rapport avec les pèlerinages ou avec les actes fondateurs de bâtiments publics, pouvaient se tenir des sacrifices collectifs auxquels il faut ajouter les banquets rituels en relations étroites avec les pèlerinages.

 

Durant la deuxième moitié du 4e siècle ap. J.-C. les formules païennes disparaissent des textes, il n'existe qu'un seul texte païen tardif. A leur place apparaissent des formules monothéistes invoquant le "Seigneur du Ciel" ou "...du Ciel et de la Terre". Le christianisme et le judaïsme qui utilisent les mêmes terminologies ont supplanté le polythéisme traditionnel.

 

 

 

 

 

2001 Les temples et leurs dieux, in Le Yémen : du royaume de Saba à l’Islam, Les Dossiers d’Archéologie, 263, mai 2001, p.40-48

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