Les portes fortifiées de Shabwa (...) suite bis

Il est ainsi tentant d’affecter aux portes un rôle en relation avec les habitats extra-muros, avec les champs, et avec les grandes pistes qui glissent le long du désert, qui traversent le Jawl où qui remontent le wâdî Mashar.

 

Les portes n°1 et n°6 s’ouvrent vers des territoires irrigués, vers le port de Qana et vers le royaume de Qataban. Elles donnent également vers le Ghusm Ghalib, qui, de par sa proximité, est un lieu important d’extraction de la pierre. Ces deux portes s’ouvrent aussi vers la butte témoin d’al-Uqla, lieu sacré investi lors de nombreux couronnements des rois du Hadramawt. Les portes n°7 et n°8 s’ouvrent vers le désert qui sépare Shabwa de Marîb et du Jawf ; elles s’ouvrent également vers de vastes cultures irriguées, vers un quartier artisanal et vers les lieux de pâture qui bordent le wâdî Mashar et le wâdî ‘Atf. Par ces deux portes on peut également rallier les carrières du piémont occidental du Jawl et, en le longeant, atteindre aussi la vallée du wâdî Hadramawt. La porte n°9 est située en face de la passe d’Aqayba dont l’aménagement, durant l’antiquité, a permis aux caravanes de rejoindre la vallée de l’Hadramawt en traversant le Jawl[1]. Cette porte donne également l’accès aux quartiers artisanaux de l’est de Shabwa ; elle dessert la nécropole et d’autres zones de pâturages pour les troupeaux. Enfin, la porte n°10 donne vers l’amont du wâdî Mashar et sa piste, vers les territoires irrigués et les grands aménagements hydrauliques de détournement et de contrôle des eaux du wâdî. C’est aussi l’accès direct à l’oasis. Quant à la porte n°5, elle met en relation la ville avec le wâdî et ses puits d’une part et avec l’oasis et les zones irriguées du sud-ouest d’autre part.

Il est également possible de proposer de qualifier les portes, situées entre les quartiers, par rapport à la structure urbaine de la zone intra-muros. Comme il est précisé plus haut, aux portes n°1 et n°5 correspond un axe de circulation situé au pied de l’éperon d’al-Aqab. Derrières les portes n°2, n°3 et n°4 des axes parallèles et perpendiculaires à l’éperon peuvent être envisagés. Seule la voie reliant la porte n°3 au Grand Temple est dessinée et aménagée en tant que telle. Les deux autres ne prendraient naissance qu’après avoir traversé des zones vides ou peu denses.

 

COMPARAISONS ET CONCLUSIONS

 

A l’exception de Khor Rori[2], de Tamna[3], de Marîb[4] et de Shabwa[5] aucune fouille d’envergure n’a concerné les portes de muraille[6]. Il est très difficile, de ce fait, d’extrapoler à partir de raisonnements fondés sur quatre cas particuliers. Il est possible cependant de proposer quelques pistes.

 

Sans rentrer dans le débat portant sur la définition de la ville, il est possible de comparer Shabwa avec quelques agglomérations dotées d’un système de fortification urbain[7]. Le nombre de porte est proportionnel, en principe, avec la superficie de la ville, exception faite pour Baraqish qui ne possède qu’une porte pour une superficie de plus de 4 ha.  Plusieurs villes n’ont qu’une seule porte : Dar as-Sawdâ, Hajar Hamuma, Baraqish, Khor Rori[8] ou Makaynun[9] ; d’autres, plus nombreuses, en possèdent deux, souvent disposées symétriquement : Hirbat Sa’ud, Jidfir ibn Munayhir, Najran, Kamna, Al-Baydâ, Al-Asahil, Hirbat Saud, Barira. Si nous connaissons bien les trois portes de Naqb al-Hajar, il est plus difficile d’affirmer que la ville de Henu-as-Zereir n’en possède pas plus[10]. Les villes possédant quatre portes disposées régulièrement sont des capitales : Tamna, Maïn et As-Sawda. Les deux exceptions[11] restent tout d’abord Marîb où les archéologues allemands proposent aujourd’hui l’existence d’au moins sept portes[12] dont deux sont encore bien visibles, et Shabwa où la présence de dix portes[13] est attestée d’un point de vue archéologique.

 

Les portes fortifiées, généralement, se présentent sous deux types de configuration. Soit elles sont pensées et réalisées comme des passages entre des édifices, soit elles sont de véritables percements à travers des bâtiments ou des monuments (la porte de l’actuelle ville de Shibam, par erxemple). Les portes de Shabwa, à l’exception de la porte n°1 qui s’adosse à un éperon rocheux, sont des percements à travers une muraille continue dont les parois en retour, des tours ou des courtines, forment des passages rectilignes sans commune mesure avec les entrées en baïonnette de Naqb al Hajar, de Maykanun ou de Khor Rori. Si nous écartons les différents états tardifs de la porte n° 5 que nous ne connaissons que par déduction ; seules sont vraiment originales les portes n°3 et n°4 dont il est possible de connaître approximativement les transformations successives.

La porte n°3, située au pied du Palais Royal, est dissymétrique et pourrait avoir possédé, comme la porte occidentale de Maïn, un portique au sein d’une avant-cour, située en retrait du rempart et non pas comme à Maïn, en saillie vers l’extérieur. La porte n°4, également dissymétrique, a été renforcée par la mise en œuvre de véritables bastions entre lesquels un étroit passage subsiste.

 

L’étude archéologique, architecturale et urbaine de Shabwa nous confirme qu’il faut croire Pline sur certains points. Il y a bien plusieurs portes et, si nous suivons Pline, l’une d’entre-elles possède la particularité d’être un point de passage obligé., laquelle ? En absence de certitudes archéologiques nous proposons la possibilité suivante. Les arrivées d’encens et d’aromates, qui se font à Shabwa de manières dispersées et épisodiques, peuvent être de plusieurs provenances : du sud depuis Qana, du nord depuis le piémont du Jawl ou de l’est depuis l’Hadramawt. Il est alors tentant de dire que les entrées dans le site pouvaient être multiples et que le trafic devait être diversifié. Et, si « les caravaniers sont les hôtes de la cité durant plusieurs jours ou même plusieurs semaines », sans nul doute pour préparer les caravanes, il est envisageable de proposer que le stationnement des animaux, et des hommes, de passage, pouvait se faire entre les deux enceintes, au sein de la dépression d’as-Sabqah, vaste lieu de rassemblement où un temple leur était également réservé. L’entrée dans la ville intérioeure, contrôlée et dûment taxée, se ferait alors depuis cette zone par une des trois portes (n°2, n°3 ou n°4). L’aspect monumental de la porte n°3 et son emplacement au pied du Palais, aussi impressionnant par sa taille que symbolique par son rôle, semblent la différencier fortement de ses voisines. Ce serait alors en bas du Château Royal qu’auraient pu se dérouler ces prélèvements « non à la pesée mais au volume » dont nous parle l’auteur latin.

Une fois la marchandise conditionnée et la caravane constituée, le départ se faisait, selon Pline, obligatoirement vers Timna, capitale du royaume de Qataban, donc vers le sud-ouest ; il est tout à fait pensable que ce soit par la porte n°6 que les caravanes quittaient Shabwa.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

AVANZINI : Alessandra Avanzini

2002a. Khor Rori, Report 1

2002b. The construction inscriptions on the Gate Complex, dans AVANZINI 2002a, p. 125-138

 

BADRE : Leila Badre

1992 Le sondage stratigraphique de Shabwa, BRETON 1992a, p. 229-314.

 

BENOIST-MOUTON-SCHIETTECATTE : Anne Benoist, Michel Mouton, Jérémie Schiettecatte

2005.  Makaynun, un centre regional antique dans le Hadramawt oriental, Sabean Studies, p. 59-94.

 

BESSAC : Jean-Claude Bessac

1998 Le travail de la pierre à Shabwa. dans BRETON 1998.

 

BRETON : Jean-François Breton

1992a. Fouilles de Shabwa II, Rapports préliminaires. Syria LXVIII.

1992b. Le site et la ville de Shabwa, dans BRETON 1992a, p. 59-75.

1994. Les fortifications d’Arabie méridionale du VIIe au Ie siècle avant notre ère. ABADY VIII.

1998. Fouilles de Shabwa III, BAH 154. 

2003. Preliminary notes on the development of Shabwa, PSAS 33, p. 199-213.

 

BRETON-ROUX: Jean-François Breton, Jean-Claude Roux, 

2005 Preliminary report on new excavations in Shabwa, Sabean Studies, 2005, p.95-114.

 

DARLES : Christian Darles

1992. L’architecture civile à Shabwa, dans BRETON 1992a, p. 77-110.

2003. Les fortifications de Shabwa, capitale du royaume de Hadramawt, PSAS 33, p.215-22.

 

DE MAIGRET – ROBIN : Alessandro De Maigret, Christian Robin

2006. Tamna’, antica capitale di Qatabân, YICAR Papers 3.

 

FINSTER : Barbara Finster

1986. Die Stadtmauer  von Marîb, ABADY III, p.73-95, pl. 16-20.

 

HITGEN : Holger Hitgen

2005. Marib, Cultural Turist Guide.

 

ORAZI : Roberto Orazi

1997. Report to restore the Monumental Complex of Khor Rori, Methods of analysis, consolidation and enjoyment.

2002. Sumhuran, the Gate complex,dans AVANZINI 2002a, p. 77-103

 

PIRENNE : Jacqueline Pirenne

1975. Première mission archéologique française au Hadramaout (Yémen du Sud), CRAIBL : 269-279.

1976. Deuxième mission archéologique française au Hadramaout (Yémen du Sud) de décembre 1975 à février 1976. CRAIBL : 412-426.

1978. Ce que trois campagnes de fouilles nous ont déjà appris sur Shabwa, capitale du Hadramaout antique. Raydan 1 : 125-142, I-XVII.

1990. Les témoins écrits de la région de Shabwa et l’histoire. Fouilles de Shabwa I. BAH 134.

 

PLINE

Histoire Naturelle, XII, 52 et 63-64.

 

SCHIETTECATTE : Jérémie Schiettecatte

Eléments pour une définition de la ville préislamique en Arabie du Sud,  Arabia, 2, p. 123-142.



[1] PIRENNE 1990

[2] AVANZINI 2002a, AVANZINI 2002b

[3] DE MAIGRET-ROBIN, p.24-25, BRETON 1994

[4] FINSTER 1986, BRETON 1994

[5] BRETON 1994, DARLES 2003

[6] Le nombre de portes connues est de 56. L’absence de fouilles de beaucoup de sites comme Hajar Yahirr, al-Janadila ou al-Bina par exemple nous prive de données importantes.

[7] SCHIETTECATTE 2004

[8] 0RAZI 1997, 0RAZI 2002

[9] BENOIST-MOUTON-SCHIETTECATTE 2005

[10] A notre connaissance, le plan de la ville entrepris par J. Seigne et J-F. Breton en 1982, publié dans BRETON 1994, n’a jamais pu être complété.

[11] La capitale Himyarite de Zafar, sur les Hauts Plateaux aurait possédé neuf portes selon al-Hamdani. Les archéologues allemands qui travaillent actuellement sur le site en ont dénombré beaucoup moins. (Communication personnelle de Paul Yule).

[12] HITGEN 2005, p. 77

[13] Il est impossible de connaître avec exactitude la chronologie des différents états de la porte n°5 et, de ce fait, il se peut que plusieurs percements aient simultanément existés.

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